Face à la complexité grandissante des marchés économiques, le droit de la concurrence s’impose comme un régulateur fondamental des comportements des entreprises. Au cœur de cette discipline juridique se trouve la notion d’abus de position dominante, mécanisme par lequel une entreprise détenant un pouvoir de marché substantiel peut entraver le jeu normal de la concurrence. Entre protection des acteurs économiques et préservation d’une dynamique concurrentielle saine, cette problématique soulève des enjeux considérables tant pour les autorités régulatrices que pour les opérateurs économiques. Plongeons dans les méandres de cette notion capitale, à travers ses fondements théoriques, son application pratique et ses évolutions récentes dans un contexte économique en perpétuelle mutation.
Fondements juridiques et conceptuels de l’abus de position dominante
L’abus de position dominante constitue l’une des pierres angulaires du droit européen de la concurrence. Cette notion trouve son assise juridique principale dans l’article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), qui prohibe expressément « le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci ». En droit français, cette prohibition est reprise à l’article L.420-2 du Code de commerce.
Il convient de souligner que la position dominante en elle-même n’est pas illégale. Le caractère répréhensible réside uniquement dans l’abus qui peut en être fait. Cette distinction fondamentale témoigne de la volonté du législateur de ne pas pénaliser la réussite économique d’une entreprise, mais de sanctionner uniquement les comportements préjudiciables au fonctionnement concurrentiel du marché.
Pour caractériser une situation d’abus de position dominante, deux éléments cumulatifs doivent être établis. D’une part, l’existence d’une position dominante, et d’autre part, l’exploitation abusive de cette position. La position dominante se définit, selon la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), comme « une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et des consommateurs » (arrêt United Brands de 1978).
Pour déterminer l’existence d’une position dominante, les autorités de concurrence procèdent à une analyse approfondie du marché pertinent, tant dans sa dimension produit que géographique. Parmi les facteurs pris en compte figurent :
- La part de marché détenue par l’entreprise (généralement supérieure à 40%)
- L’existence de barrières à l’entrée sur le marché
- La puissance économique des concurrents
- Le contre-pouvoir des acheteurs
- Le degré d’intégration verticale de l’entreprise
Quant à la notion d’abus, elle recouvre un ensemble de pratiques hétérogènes susceptibles d’affecter la structure concurrentielle du marché. La jurisprudence européenne a progressivement dégagé une typologie des comportements abusifs, distinguant généralement les abus d’exploitation (dirigés contre les partenaires commerciaux ou les consommateurs) et les abus d’éviction (visant à éliminer ou affaiblir les concurrents).
Cette conception de l’abus de position dominante s’inscrit dans une approche plus large du droit de la concurrence, inspirée par différentes écoles de pensée économique. Si l’influence de l’École de Chicago, privilégiant l’efficience économique, a été significative, on observe ces dernières années un retour vers une approche plus structuraliste, notamment sous l’impulsion de l’École de Harvard, davantage soucieuse de préserver une structure de marché concurrentielle.
Typologie des pratiques constitutives d’abus de position dominante
Les pratiques susceptibles de constituer un abus de position dominante présentent une grande diversité. Elles peuvent être regroupées en plusieurs catégories selon leur nature et leurs effets sur le marché. Cette classification, bien qu’imparfaite, permet d’appréhender la variété des comportements potentiellement anticoncurrentiels.
Les pratiques tarifaires abusives
Les prix prédateurs constituent l’une des formes les plus connues d’abus tarifaire. Cette pratique consiste pour une entreprise dominante à fixer temporairement ses prix à un niveau anormalement bas, souvent inférieur à ses coûts, dans le but d’évincer ses concurrents du marché. Une fois ces derniers éliminés, l’entreprise peut alors relever ses prix et exploiter sa position renforcée au détriment des consommateurs. L’affaire AKZO (1991) demeure une référence en la matière, la CJUE ayant établi que des prix inférieurs aux coûts variables moyens sont présumés abusifs, tandis que des prix situés entre les coûts variables et les coûts totaux moyens sont abusifs s’ils s’inscrivent dans une stratégie d’éviction.
À l’inverse, les prix excessifs peuvent constituer un abus d’exploitation lorsqu’une entreprise dominante impose des tarifs sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie. Cette forme d’abus, bien que mentionnée dans l’article 102 du TFUE, fait l’objet d’une application relativement rare, les autorités de concurrence étant réticentes à se substituer aux mécanismes de marché pour déterminer le « juste prix » d’un bien ou service.
Les remises fidélisantes représentent une autre catégorie de pratiques tarifaires potentiellement abusives. Contrairement aux remises quantitatives, généralement considérées comme légitimes, les remises fidélisantes visent à inciter les clients à s’approvisionner exclusivement ou majoritairement auprès de l’entreprise dominante, limitant ainsi artificiellement leur liberté de choix et entravant l’accès des concurrents au marché. Dans l’affaire Intel (2017), la CJUE a adopté une approche plus économique, exigeant une analyse approfondie des effets concrets de telles remises sur la concurrence.
Les pratiques contractuelles restrictives
Les clauses d’exclusivité par lesquelles une entreprise dominante oblige ses partenaires commerciaux à s’approvisionner uniquement auprès d’elle peuvent constituer un abus de position dominante. Ces clauses peuvent prendre diverses formes : exclusivité totale, obligations d’achat minimum, ou systèmes de remises conditionnées à l’exclusivité.
Le refus de vente ou de fourniture peut constituer un abus lorsqu’il émane d’une entreprise en position dominante et qu’il n’est pas objectivement justifié. Cette pratique est particulièrement problématique lorsqu’elle concerne des infrastructures essentielles (essential facilities) dont l’accès est indispensable pour opérer sur un marché connexe. Dans l’affaire Microsoft (2004), la Commission européenne a sanctionné le géant informatique pour avoir refusé de fournir à ses concurrents les informations d’interopérabilité nécessaires au développement de systèmes d’exploitation pour serveurs de groupe de travail compatibles avec Windows.
Les ventes liées ou pratiques de jumelage (tying) consistent pour une entreprise dominante à subordonner la vente d’un produit (produit liant) à l’achat d’un autre produit (produit lié). L’affaire Microsoft a illustré cette pratique avec l’intégration forcée du lecteur multimédia Windows Media Player au système d’exploitation Windows.
Les pratiques discriminatoires
La discrimination tarifaire ou non tarifaire peut constituer un abus lorsqu’une entreprise dominante applique des conditions inégales à des prestations équivalentes, plaçant ainsi certains partenaires commerciaux en situation de désavantage concurrentiel. Cette pratique a notamment été sanctionnée dans l’affaire United Brands, où l’entreprise appliquait des prix différents selon les États membres pour ses bananes Chiquita.
L’ensemble de ces pratiques fait l’objet d’une analyse de plus en plus sophistiquée par les autorités de concurrence, qui tendent à privilégier une approche fondée sur les effets (effects-based approach) plutôt qu’une qualification purement formelle des comportements. Cette évolution méthodologique témoigne d’une volonté d’appréhender plus finement la réalité économique des marchés et d’éviter de sanctionner des pratiques qui, bien que formellement similaires à des abus, pourraient en réalité générer des gains d’efficience bénéfiques pour les consommateurs.
Le cadre procédural et les sanctions de l’abus de position dominante
La répression des abus de position dominante s’inscrit dans un cadre procédural sophistiqué, marqué par la coexistence et l’articulation de mécanismes nationaux et européens. Cette architecture juridique complexe vise à garantir tant l’efficacité de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles que le respect des droits de la défense.
L’architecture institutionnelle de la répression
Au niveau européen, la Commission européenne, et plus particulièrement la Direction Générale de la Concurrence, joue un rôle prépondérant dans la détection et la sanction des abus de position dominante affectant le marché intérieur. Son action s’inscrit dans le cadre du Règlement 1/2003 qui a profondément modernisé l’application des règles de concurrence en instaurant un système de compétences parallèles entre la Commission et les autorités nationales.
En France, l’Autorité de la concurrence, autorité administrative indépendante créée en 2009 (succédant au Conseil de la concurrence), dispose de pouvoirs étendus pour sanctionner les abus de position dominante sur le fondement tant du droit national (article L.420-2 du Code de commerce) que du droit européen (article 102 TFUE). Son action s’articule avec celle de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), qui conserve certaines prérogatives d’enquête et de sanction pour les pratiques locales.
Cette architecture institutionnelle est complétée par un maillage juridictionnel complexe. Les décisions de l’Autorité de la concurrence peuvent faire l’objet d’un recours devant la Cour d’appel de Paris, puis d’un pourvoi devant la Cour de cassation. Au niveau européen, les décisions de la Commission peuvent être contestées devant le Tribunal de l’Union européenne, puis devant la Cour de Justice de l’Union européenne.
Le déroulement de la procédure
La procédure de répression des abus de position dominante peut être initiée de diverses manières :
- Sur saisine d’office de l’autorité de concurrence
- Sur plainte d’une entreprise victime
- Sur demande de mesures conservatoires en cas d’atteinte grave et immédiate
- Sur saisine d’une autorité publique (ministre, collectivité territoriale, etc.)
L’instruction du dossier comprend généralement plusieurs phases : enquête préliminaire, notification des griefs, accès au dossier, séance contradictoire, délibéré et décision. Tout au long de cette procédure, les droits de la défense sont garantis par diverses dispositions, notamment le principe du contradictoire et le droit d’accès au dossier.
Une spécificité notable du droit de la concurrence réside dans la possibilité de recourir à des procédures négociées. L’entreprise mise en cause peut ainsi proposer des engagements pour mettre fin aux préoccupations de concurrence identifiées, évitant ainsi une condamnation formelle. Elle peut recourir à la procédure de non-contestation des griefs (transaction) pour bénéficier d’une réduction de sanction en échange de la reconnaissance de sa responsabilité.
L’arsenal répressif
Les sanctions encourues en cas d’abus de position dominante sont principalement de nature pécuniaire. L’Autorité de la concurrence peut infliger des amendes pouvant atteindre 10% du chiffre d’affaires mondial des entreprises concernées. Le montant de la sanction est déterminé en fonction de plusieurs critères : gravité des faits, dommage causé à l’économie, situation individuelle de l’entreprise et éventuelle réitération.
Au-delà des sanctions administratives, le droit français prévoit la possibilité de sanctions pénales pour les personnes physiques ayant pris une part personnelle et déterminante dans la commission des pratiques anticoncurrentielles (article L.420-6 du Code de commerce). Cette voie répressive demeure néanmoins peu utilisée en pratique.
La répression des abus de position dominante s’accompagne de plus en plus d’un volet réparateur, à travers le développement des actions en réparation (private enforcement). La directive 2014/104/UE, transposée en droit français par l’ordonnance du 9 mars 2017, a renforcé les droits des victimes de pratiques anticoncurrentielles en facilitant leur accès à la preuve et en consacrant la force probante des décisions des autorités de concurrence devant les juridictions civiles.
Ce dispositif répressif s’inscrit dans une tendance générale au renforcement des pouvoirs des autorités de concurrence et à l’accroissement du niveau des sanctions. Cette évolution témoigne de la volonté des pouvoirs publics de garantir l’effectivité du droit de la concurrence face à des pratiques anticoncurrentielles toujours plus sophistiquées et dommageables pour l’économie.
Les défis contemporains de l’abus de position dominante à l’ère numérique
L’émergence de l’économie numérique a profondément bouleversé les paradigmes traditionnels du droit de la concurrence, confrontant les autorités régulatrices à des défis inédits dans l’appréhension et le traitement des abus de position dominante. Les caractéristiques intrinsèques des marchés numériques – effets de réseau, marchés bifaces, importance des données, innovation permanente – exigent une adaptation des outils conceptuels et méthodologiques classiques.
La redéfinition des marchés pertinents
La délimitation du marché pertinent, étape préalable fondamentale à l’identification d’une position dominante, se heurte à d’importantes difficultés dans l’environnement numérique. Les plateformes multifaces opèrent simultanément sur plusieurs versants interdépendants, rendant délicate l’application des tests traditionnels comme le SSNIP test (Small but Significant Non-transitory Increase in Price). La gratuité apparente de nombreux services numériques complique davantage cette analyse, puisque la concurrence ne s’exerce pas principalement par les prix mais par la qualité, l’innovation ou la protection des données personnelles.
Dans l’affaire Google Shopping (2017), la Commission européenne a dû adapter son approche pour définir le marché des services de comparaison de prix et celui des moteurs de recherche généraliste, soulignant les interactions complexes entre ces deux activités. De même, dans l’affaire Facebook/WhatsApp, la Commission a été amenée à considérer des marchés distincts pour les réseaux sociaux, les services de communication pour consommateurs et les services de publicité en ligne.
Les nouvelles formes d’abus dans l’économie numérique
L’économie numérique a vu émerger des formes inédites d’abus de position dominante, ou des déclinaisons spécifiques de pratiques plus traditionnelles. Parmi celles-ci, l’auto-préférence (self-preferencing) constitue un comportement particulièrement problématique. Cette pratique consiste pour une plateforme verticalement intégrée à favoriser ses propres services au détriment de ceux de ses concurrents. L’affaire Google Shopping illustre parfaitement cette problématique, Google ayant été sanctionné pour avoir systématiquement mis en avant son propre comparateur de prix dans les résultats de recherche.
L’utilisation stratégique des données massives (big data) peut constituer une autre forme d’abus lorsqu’une entreprise dominante exploite l’accès privilégié à certaines données pour renforcer sa position ou s’étendre sur des marchés connexes. Dans l’affaire Facebook/Giphy (2021), la Competition and Markets Authority britannique s’est montrée préoccupée par la possibilité que Facebook utilise les données de Giphy relatives à l’utilisation des GIFs par les utilisateurs concurrents pour renforcer sa position sur le marché des réseaux sociaux.
Les pratiques d’enveloppement (envelopment strategies) constituent une autre préoccupation majeure. Elles consistent pour une plateforme dominante à étendre sa position à des marchés adjacents en proposant des services groupés ou intégrés, exploitant ainsi les synergies entre différentes activités. L’intégration progressive par Google de multiples services (Gmail, Maps, YouTube, etc.) dans son écosystème illustre cette stratégie.
L’adaptation du cadre réglementaire
Face à ces défis, les autorités de concurrence ont engagé une réflexion approfondie sur l’adaptation de leurs outils d’analyse et d’intervention. Plusieurs rapports d’experts, comme le rapport Crémer-Montjoye-Schweitzer pour la Commission européenne ou le rapport Furman au Royaume-Uni, ont formulé des recommandations pour moderniser le droit de la concurrence à l’ère numérique.
L’Union européenne a franchi un pas décisif avec l’adoption du Digital Markets Act (DMA), entré en vigueur en novembre 2022. Ce règlement instaure un cadre réglementaire ex ante pour les principales plateformes numériques, qualifiées de « contrôleurs d’accès » (gatekeepers). Il impose à ces acteurs une série d’obligations et d’interdictions visant à garantir la contestabilité des marchés numériques et à prévenir les pratiques déloyales, sans nécessiter la démonstration préalable d’une position dominante ou d’un abus.
Le Digital Services Act (DSA), adopté parallèlement, complète ce dispositif en renforçant les obligations de transparence et de responsabilité des plateformes numériques, notamment concernant la modération des contenus et les systèmes de recommandation algorithmique.
Au niveau national, plusieurs initiatives ont été prises pour renforcer le contrôle des plateformes numériques. En France, la loi pour une République numérique de 2016 a introduit de nouvelles obligations pour les opérateurs de plateformes en ligne, tandis que l’Autorité de la concurrence a créé en 2020 un service d’économie numérique pour renforcer son expertise dans ce domaine.
Ces évolutions témoignent d’une prise de conscience croissante de la nécessité d’adapter le droit de la concurrence aux spécificités de l’économie numérique. Elles soulèvent néanmoins d’importantes questions quant à l’articulation entre les différents instruments réglementaires et à la recherche d’un équilibre entre la protection de la concurrence effective et la préservation des incitations à l’innovation.
Perspectives d’évolution et enjeux stratégiques pour les entreprises
L’encadrement juridique de l’abus de position dominante connaît actuellement des mutations profondes qui redessinent le paysage concurrentiel et imposent aux entreprises une vigilance accrue dans l’élaboration de leurs stratégies commerciales. Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte plus large de remise en question du paradigme concurrentiel traditionnel et de recherche d’un nouvel équilibre entre efficience économique et objectifs sociétaux.
Le renouveau des débats théoriques
Le droit de la concurrence traverse une période de questionnement intellectuel intense, marquée par l’émergence de nouvelles approches théoriques. L’influence dominante de l’École de Chicago, centrée sur l’efficience économique et le bien-être du consommateur, se trouve contestée par des courants alternatifs prônant une vision plus large des objectifs du droit de la concurrence.
Le mouvement Neo-Brandeisian, porté notamment par des universitaires comme Lina Khan (désormais présidente de la Federal Trade Commission américaine), appelle à une approche plus structuraliste, attentive à la concentration des pouvoirs économiques et à ses implications pour la démocratie. Cette perspective, parfois qualifiée d’« antitrust hipster », préconise un retour aux racines politiques du droit antitrust et une prise en compte accrue des enjeux non-économiques.
Parallèlement, l’émergence de l’économie comportementale (behavioral economics) remet en cause certains postulats de la théorie économique néoclassique, notamment concernant la rationalité des agents économiques. Cette approche invite à reconsidérer l’analyse des pratiques anticoncurrentielles à la lumière des biais cognitifs et comportementaux qui peuvent affecter le fonctionnement des marchés.
Vers une convergence des politiques de concurrence?
La mondialisation des échanges et l’internationalisation des entreprises posent avec acuité la question de la convergence des politiques de concurrence à l’échelle mondiale. Si des efforts significatifs ont été réalisés pour harmoniser les approches, notamment au sein du Réseau International de Concurrence (ICN), d’importantes divergences subsistent entre les principales juridictions.
L’Union européenne maintient une approche relativement interventionniste en matière d’abus de position dominante, comme l’illustrent les sanctions récentes contre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Les États-Unis, malgré un renouveau récent de l’antitrust sous l’administration Biden, conservent une tradition plus réservée quant à la sanction des entreprises dominantes. Quant aux économies émergentes, notamment la Chine et l’Inde, elles développent progressivement leurs propres doctrines, souvent influencées par les modèles occidentaux mais adaptées à leurs contextes spécifiques.
Cette diversité d’approches crée un environnement réglementaire complexe pour les entreprises multinationales, contraintes d’adapter leurs stratégies aux exigences parfois contradictoires des différentes juridictions. Elle soulève des questions délicates quant à l’extraterritorialité du droit de la concurrence et aux risques de forum shopping réglementaire.
Implications pratiques pour les entreprises
Face à ce paysage réglementaire en mutation, les entreprises en position dominante ou susceptibles de le devenir doivent adopter une approche proactive de compliance concurrentielle. Cette démarche préventive implique plusieurs dimensions :
- La mise en place de programmes de conformité robustes, comprenant des formations régulières des équipes commerciales et juridiques
- L’intégration du risque concurrentiel dans les processus décisionnels stratégiques
- L’audit régulier des pratiques commerciales, notamment tarifaires et contractuelles
- La documentation systématique des justifications objectives des pratiques potentiellement problématiques
Pour les entreprises occupant une position dominante établie, il convient d’adopter une vigilance particulière concernant certaines pratiques commerciales à risque. Les stratégies d’éviction agressive des concurrents, les discriminations non justifiées entre partenaires commerciaux, ou encore les refus de fourniture sans motivation objective constituent autant de comportements susceptibles d’attirer l’attention des autorités de concurrence.
À l’inverse, le développement de stratégies fondées sur les mérites (competition on the merits), privilégiant l’innovation, l’amélioration de la qualité et l’efficience productive, permet généralement d’échapper à la qualification d’abus, même pour une entreprise dominante. La jurisprudence reconnaît en effet aux entreprises, même dominantes, le droit de défendre leurs intérêts commerciaux légitimes, dès lors qu’elles recourent à des moyens proportionnés.
Le recours aux procédures négociées (engagements, transaction) peut constituer une option stratégique pertinente pour les entreprises confrontées à des préoccupations de concurrence. Ces procédures permettent souvent de résoudre les problèmes identifiés plus rapidement, à moindre coût réputationnel et financier, tout en préservant une marge de manœuvre dans la définition des remèdes.
Au-delà de ces considérations défensives, les entreprises peuvent tirer parti de leur connaissance approfondie du droit de la concurrence pour détecter et signaler les comportements abusifs de leurs concurrents dominants. Le dépôt d’une plainte auprès des autorités compétentes, éventuellement assorti d’une demande de mesures conservatoires en cas d’urgence, peut constituer un levier stratégique efficace pour préserver ses intérêts sur un marché.
Dans ce contexte d’intensification de la vigilance réglementaire, la maîtrise du droit de l’abus de position dominante devient un avantage compétitif significatif, permettant d’anticiper les risques juridiques et de saisir les opportunités stratégiques dans un environnement économique marqué par une concentration croissante des pouvoirs de marché.