
Face à la mondialisation des échanges économiques, les entreprises en difficulté présentent souvent des ramifications dans plusieurs pays. Cette réalité complexifie considérablement le traitement de leurs difficultés financières. Les procédures collectives transfrontalières constituent la réponse juridique à ces situations où une société défaillante possède des actifs, des créanciers ou des filiales dans différentes juridictions. Entre le règlement européen sur l’insolvabilité, la loi modèle CNUDCI et les diverses conventions bilatérales, le paysage juridique s’avère particulièrement dense. Les praticiens doivent naviguer entre différents systèmes juridiques tout en préservant les droits des créanciers et en maximisant les chances de redressement des débiteurs. Cet exposé analyse les mécanismes, défis et évolutions de ces procédures à dimension internationale.
Fondements juridiques des procédures collectives transfrontalières
Les procédures collectives transfrontalières reposent sur un socle normatif diversifié qui s’est progressivement construit pour répondre aux défis de l’internationalisation des entreprises. Au niveau mondial, la loi modèle CNUDCI sur l’insolvabilité transfrontalière de 1997 constitue une référence majeure. Sans être directement contraignante, elle propose un cadre harmonisé que les États peuvent intégrer dans leur droit interne. Elle encourage la coopération entre juridictions et facilite la reconnaissance des procédures étrangères.
Dans l’espace européen, le Règlement (UE) 2015/848 relatif aux procédures d’insolvabilité représente l’instrument juridique fondamental. Il succède au Règlement (CE) n°1346/2000 en l’améliorant considérablement. Ce texte détermine la juridiction compétente, la loi applicable et organise la reconnaissance automatique des décisions au sein de l’Union Européenne. Il introduit la notion de centre des intérêts principaux (COMI) comme critère de rattachement principal.
Les conventions bilatérales complètent ce dispositif en établissant des règles spécifiques entre deux États. La France a ainsi conclu plusieurs accords, notamment avec la Suisse, le Maroc ou encore la Principauté de Monaco. Ces textes permettent d’apporter des solutions adaptées aux relations économiques privilégiées entre certains pays.
En l’absence d’instruments spécifiques, le droit international privé classique s’applique avec ses règles de conflit de lois et de juridictions. La jurisprudence joue alors un rôle déterminant dans la construction de solutions pragmatiques. Les tribunaux ont progressivement élaboré des principes directeurs comme celui de la courtoisie internationale (comity) ou de la coopération judiciaire.
Le principe de territorialité face au principe d’universalité
Deux conceptions s’affrontent traditionnellement dans le traitement des faillites internationales. Le principe de territorialité postule que chaque État traite séparément les biens situés sur son territoire, conduisant à une multiplicité de procédures sans coordination. À l’inverse, le principe d’universalité prône une procédure unique s’étendant à tous les biens du débiteur, quel que soit leur lieu de situation.
Les instruments modernes comme le Règlement européen adoptent une approche hybride qualifiée d’universalité limitée ou d’universalisme mitigé. Ils prévoient une procédure principale dans l’État du centre des intérêts principaux du débiteur, complétée par d’éventuelles procédures secondaires à portée territoriale limitée.
- La procédure principale vise l’ensemble des biens du débiteur
- Les procédures secondaires ne concernent que les biens situés dans l’État d’ouverture
- Des mécanismes de coordination sont prévus entre ces différentes procédures
Le règlement européen sur l’insolvabilité : pierre angulaire du dispositif
Le Règlement (UE) 2015/848 constitue l’instrument le plus abouti en matière de procédures collectives transfrontalières. Sa refonte en 2015 a permis d’intégrer les enseignements de quinze années d’application du précédent règlement et d’adapter le cadre juridique aux nouvelles réalités économiques. Ce texte s’applique automatiquement dans tous les États membres de l’Union Européenne (à l’exception du Danemark).
La détermination de la juridiction compétente repose sur le concept de centre des intérêts principaux du débiteur (COMI). Pour une personne morale, il s’agit présomptivement du siège statutaire, mais cette présomption peut être renversée s’il est démontré que le centre effectif de direction et de contrôle se trouve ailleurs. Cette notion a donné lieu à d’importants débats jurisprudentiels, notamment dans l’affaire Eurofood devant la Cour de Justice de l’Union Européenne.
Le règlement établit une distinction fondamentale entre la procédure principale et les éventuelles procédures secondaires. La première est ouverte dans l’État du COMI et produit des effets dans l’ensemble de l’Union. Les secondes peuvent être initiées dans les États où le débiteur possède un établissement, mais leurs effets sont limités aux biens situés dans cet État. Le règlement de 2015 a introduit la possibilité pour le praticien de l’insolvabilité de la procédure principale de prendre un engagement (undertaking) pour éviter l’ouverture de procédures secondaires.
Coordination des procédures multiples
L’une des innovations majeures du règlement révisé concerne les procédures d’insolvabilité de groupes de sociétés. Bien que maintenant le principe d’entités juridiques distinctes (chaque société du groupe fait l’objet d’une procédure distincte), il instaure des mécanismes de coordination pour optimiser le traitement global des difficultés.
Le chapitre V du règlement prévoit deux dispositifs complémentaires :
- La coopération et communication entre praticiens et entre juridictions
- La procédure de coordination collective avec désignation d’un coordonnateur
Ces mécanismes visent à concilier le respect des entités juridiques distinctes avec la nécessité pratique d’une approche coordonnée. Le coordonnateur peut proposer un plan de coordination que les praticiens des différentes procédures sont libres de suivre ou non, avec obligation de motiver tout refus.
Le règlement organise par ailleurs la publicité des procédures via des registres nationaux interconnectés, facilitant l’information des créanciers étrangers. Il harmonise les règles de déclaration des créances et garantit l’égalité de traitement entre créanciers européens.
La loi modèle CNUDCI et son application dans le monde
La loi modèle de la CNUDCI sur l’insolvabilité transfrontalière, adoptée en 1997, représente une tentative d’harmonisation à l’échelle mondiale. Contrairement au règlement européen, il ne s’agit pas d’un instrument directement applicable mais d’un texte que les États sont invités à incorporer dans leur droit interne. Cette approche souple permet une adaptation aux spécificités de chaque système juridique tout en assurant une certaine cohérence des solutions.
À ce jour, plus de 50 États ont adopté une législation basée sur cette loi modèle, dont les États-Unis (Chapter 15 du Bankruptcy Code), le Royaume-Uni, le Japon, le Canada, l’Australie ou encore Singapour. La France n’a pas formellement incorporé ce texte, estimant que ses dispositions de droit international privé et les instruments européens suffisent à traiter les situations transfrontalières.
La loi modèle repose sur quatre principes fondamentaux :
- L’accès des représentants étrangers aux tribunaux de l’État adoptant
- La reconnaissance des procédures d’insolvabilité étrangères
- L’octroi de mesures de protection appropriées
- La coopération entre juridictions et praticiens de différents pays
La loi modèle distingue les procédures étrangères principales, ouvertes dans l’État où le débiteur a le centre de ses intérêts principaux, et les procédures étrangères non principales, ouvertes dans un État où le débiteur possède un établissement. La reconnaissance d’une procédure principale entraîne automatiquement certains effets comme la suspension des poursuites individuelles.
Le guide pratique et les textes complémentaires
Pour faciliter l’application harmonieuse de la loi modèle, la CNUDCI a publié un Guide pour son incorporation qui fournit des explications détaillées sur chaque disposition. Ce guide a été complété en 2013 par un Guide sur l’interprétation du concept de centre des intérêts principaux, visant à uniformiser cette notion cruciale.
La CNUDCI a poursuivi ses travaux en adoptant d’autres textes complémentaires :
La Loi modèle sur la reconnaissance et l’exécution des jugements liés à l’insolvabilité (2018) qui facilite la circulation internationale des décisions rendues dans le cadre des procédures d’insolvabilité. Cette loi modèle comble une lacune du texte initial qui n’abordait pas spécifiquement cette question.
La Loi modèle sur l’insolvabilité des groupes d’entreprises (2019) qui propose des solutions coordonnées pour les groupes multinationaux. Elle introduit des concepts novateurs comme la procédure de planification permettant d’élaborer une solution globale pour l’ensemble du groupe.
Ces instruments forment progressivement un corpus juridique cohérent qui influence les législations nationales même au-delà des États les ayant formellement adoptés. Ils constituent une référence pour les juges confrontés à des situations transfrontalières complexes.
Défis pratiques et stratégies pour les professionnels
Les praticiens de l’insolvabilité confrontés à des procédures transfrontalières doivent surmonter de nombreux obstacles pratiques. La barrière linguistique constitue une première difficulté : les déclarations de créances, les documents de procédure et les communications entre tribunaux nécessitent souvent des traductions certifiées, générant des coûts et des délais supplémentaires.
La diversité des droits nationaux pose un défi majeur. Malgré les efforts d’harmonisation, des divergences substantielles persistent concernant les rangs des créanciers, les droits des salariés, les conditions du redressement ou les responsabilités des dirigeants. Ces différences peuvent conduire à des stratégies de forum shopping, où le débiteur tente de localiser la procédure dans la juridiction la plus favorable à ses intérêts.
La coordination temporelle des procédures représente une autre difficulté. Les délais procéduraux varient considérablement d’un pays à l’autre, créant des asynchronismes préjudiciables. Un plan de restructuration peut être prêt dans un État alors que l’inventaire des actifs commence à peine dans un autre. Les protocoles d’insolvabilité (insolvency protocols) constituent une réponse pragmatique à ces problèmes de coordination.
Les protocoles d’insolvabilité : un outil de coordination efficace
Les protocoles d’insolvabilité sont des accords négociés entre les praticiens des différentes procédures, généralement approuvés par les juridictions concernées. Ils établissent un cadre de coopération sur mesure adapté à chaque situation. Le célèbre protocole de l’affaire Maxwell en 1991 (impliquant les États-Unis et le Royaume-Uni) a ouvert la voie à cette pratique qui s’est depuis considérablement développée.
Ces protocoles abordent typiquement les aspects suivants :
- Les modalités de communication entre praticiens et tribunaux
- La répartition des compétences pour certaines décisions
- Les règles de gestion des actifs transfrontaliers
- Les procédures de vérification des créances
- La coordination des plans de restructuration ou de cession
Dans l’affaire Nortel Networks, un protocole particulièrement élaboré a permis de coordonner plus de 40 procédures d’insolvabilité dans différentes juridictions. Il a notamment prévu des audiences conjointes entre tribunaux américains et canadiens, avec mise en place de liaisons vidéo et partage de documents en temps réel.
Pour les groupes de sociétés, les praticiens doivent déterminer s’il est préférable de traiter les difficultés entité par entité ou d’adopter une approche consolidée. Sans aller jusqu’à une consolidation substantielle (substantive consolidation) qui ignore la séparation juridique des entités, des plans coordonnés peuvent être élaborés pour préserver la valeur globale du groupe.
La digitalisation offre de nouvelles perspectives pour surmonter les défis pratiques. Des plateformes électroniques permettent désormais aux créanciers de déclarer leurs créances en ligne, tandis que des salles d’audience virtuelles facilitent la tenue d’audiences transfrontalières. Ces innovations technologiques, accélérées par la crise sanitaire, transforment progressivement la gestion des procédures internationales.
Perspectives d’évolution et harmonisation future
L’avenir des procédures collectives transfrontalières s’inscrit dans une dynamique d’harmonisation croissante, répondant aux besoins d’un monde économique globalisé. Plusieurs tendances majeures se dessinent à l’horizon des prochaines années, avec des initiatives significatives tant au niveau régional que mondial.
Au sein de l’Union Européenne, la directive 2019/1023 sur les cadres de restructuration préventive marque une étape vers l’harmonisation des droits substantiels des procédures d’insolvabilité. Jusqu’alors, les instruments européens se concentraient principalement sur les aspects de droit international privé (compétence, reconnaissance, loi applicable). Cette directive impose aux États membres d’introduire des procédures préventives efficaces avant la cessation des paiements, avec des caractéristiques communes comme le test du meilleur intérêt des créanciers ou la possibilité d’imposer un plan aux créanciers récalcitrants (cross-class cram-down).
La Commission européenne a lancé en 2022 une consultation sur l’harmonisation de certains aspects du droit matériel de l’insolvabilité. Ce projet pourrait aboutir à de nouvelles propositions législatives concernant les conditions d’ouverture des procédures, les actions révocatoires, le rang des créanciers ou encore la responsabilité des dirigeants. Une telle harmonisation faciliterait considérablement le traitement des insolvabilités transfrontalières en réduisant les divergences entre droits nationaux.
Le développement des juridictions spécialisées
Une tendance marquante concerne l’émergence de juridictions spécialisées en matière d’insolvabilité internationale. Singapour s’est ainsi positionné comme hub régional avec la création en 2017 du Singapore International Commercial Court doté d’une expertise particulière en matière de restructurations complexes. De même, les Pays-Bas ont créé en 2019 le Netherlands Commercial Court qui peut traiter des affaires en anglais.
Ces juridictions s’inspirent du modèle des tribunaux de faillite américains (US Bankruptcy Courts) et du High Court de Londres, reconnus pour leur expertise en matière d’insolvabilité transfrontalière. Elles offrent aux entreprises multinationales des forums adaptés à la complexité de leurs situations, avec des juges spécialisés et des procédures flexibles.
Parallèlement, le développement des technologies financières et des actifs numériques soulève de nouvelles questions pour les procédures collectives transfrontalières. La localisation des cryptomonnaies ou des tokens reste incertaine, compliquant la détermination de la juridiction compétente. La faillite retentissante de la plateforme d’échange FTX en 2022 illustre ces défis, avec des procédures parallèles aux États-Unis et aux Bahamas.
La CNUDCI poursuit ses travaux d’harmonisation avec un projet en cours sur les obligations des administrateurs d’entreprises en difficulté dans un contexte international. Ce projet vise à clarifier les responsabilités des dirigeants lorsque leur entreprise opère dans plusieurs juridictions, notamment concernant l’obligation d’agir dans l’intérêt des créanciers à l’approche de l’insolvabilité.
Enfin, la crise sanitaire mondiale a accéléré certaines évolutions comme la dématérialisation des procédures ou la coopération judiciaire à distance. Les audiences virtuelles transfrontalières sont devenues une pratique courante, permettant aux juges de différentes juridictions de coordonner leurs décisions en temps réel. Ces innovations technologiques constituent désormais des acquis permanents qui faciliteront le traitement des procédures collectives internationales.
Vers une approche intégrée des insolvabilités mondialisées
L’évolution des procédures collectives transfrontalières témoigne d’une transformation profonde de la conception juridique de l’insolvabilité dans un contexte mondialisé. Au-delà des instruments techniques, c’est une véritable philosophie de coopération internationale qui émerge progressivement, dépassant les réflexes territoriaux traditionnels.
La jurisprudence joue un rôle fondamental dans cette évolution. Des décisions marquantes comme l’affaire Nortel Networks ont démontré la capacité des tribunaux à transcender les frontières juridiques pour élaborer des solutions coordonnées. Dans cette affaire, les juges américains et canadiens ont tenu des audiences conjointes et adopté des décisions miroir (mirror orders) pour résoudre la répartition de 7,3 milliards de dollars d’actifs entre plus de 40 entités insolvables dans différents pays.
Le développement de réseaux judiciaires internationaux contribue à cette dynamique coopérative. Le Judicial Insolvency Network (JIN), fondé en 2016, réunit des juges spécialisés en insolvabilité de différentes juridictions pour échanger sur les bonnes pratiques. Ce réseau a élaboré des lignes directrices pour la communication et la coopération entre tribunaux qui ont été adoptées par de nombreuses juridictions, dont Singapour, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.
La formation des praticiens aux spécificités des procédures transfrontalières devient un enjeu majeur. Des organisations comme INSOL International ou l’International Insolvency Institute proposent des programmes dédiés et favorisent les échanges entre professionnels de différents pays. Cette expertise spécifique s’avère déterminante pour naviguer efficacement dans la complexité des procédures internationales.
Équilibre entre universalité et protection des intérêts locaux
Un défi persistant reste l’équilibre entre l’approche universaliste, qui prône une procédure unique à vocation mondiale, et la nécessaire protection des intérêts locaux. Les salariés, les petits fournisseurs ou les autorités fiscales d’un pays peuvent légitimement craindre qu’une procédure centralisée à l’étranger ne prenne pas suffisamment en compte leurs préoccupations.
Les solutions modernes tentent de concilier ces impératifs contradictoires par des approches flexibles :
- La coopération renforcée entre procédures parallèles
- Les engagements du praticien principal de respecter certaines priorités locales
- L’adaptation des effets de la reconnaissance aux spécificités de chaque situation
La prévisibilité juridique constitue un autre enjeu fondamental. Les acteurs économiques internationaux ont besoin de pouvoir anticiper le traitement de leurs droits en cas d’insolvabilité transfrontalière. Le développement de règles harmonisées et leur interprétation cohérente par les tribunaux contribuent à cette sécurité juridique essentielle aux échanges mondiaux.
Dans ce contexte, la pratique contractuelle s’adapte avec l’inclusion de clauses spécifiques dans les contrats internationaux. Les clauses de choix du forum en matière d’insolvabilité ou les dispositions prévoyant expressément les effets d’une procédure étrangère permettent aux parties d’augmenter la prévisibilité juridique de leurs relations.
L’avenir des procédures collectives transfrontalières s’oriente vraisemblablement vers un modèle que l’on pourrait qualifier d’universalisme coopératif. Ce modèle reconnaît la nécessité d’une approche globale des difficultés des entreprises internationales tout en respectant les spécificités des systèmes juridiques nationaux. Il repose moins sur l’uniformisation forcée que sur des mécanismes sophistiqués de coordination et de coopération entre acteurs de différentes juridictions.
Cette évolution reflète une prise de conscience : dans un monde économiquement intégré, l’insolvabilité ne peut plus être traitée comme une question purement nationale. La protection efficace des droits des créanciers comme les chances de redressement des entreprises dépendent désormais de notre capacité collective à dépasser les frontières juridiques traditionnelles pour élaborer des solutions véritablement transnationales.